Télérama n° 2885

Cinéma

ENQUETE


Le gamin déluré enthousiasme l'Afrique

Né dans les contes populaires, il a conquis les petits Français avant de revenir au pays. Porté en triomphe par le bouche-à-oreille et des écrans de fortune.

Kirikou a presque 7 ans. Débarqué sur les écrans français le 9 décembre 1998, ce bambin africain minuscule, hardi et sagace, est entré illico, tout nu et radieux, dans l'imaginaire collectif. Il est, souvenez-vous, sorti seul du ventre de sa mère, dans la pénombre d'une case de village, pour affronter la belle et terrible sorcière Karaba. Sans réelle publicité, réalisé par un cinéaste d'animation encore peu connu, Michel Ocelot (son œuvre précédente, Princes et Princesses, ne connaîtra le succès que deux ans plus tard), Kirikou et la sorcière bénéficia alors d'un formidable bouche-à-oreille. Résultat : près d'1,5 million d'entrées à ce jour, rien qu'en France, sans compter les cassettes et DVD, produits dérivés, jouets, bouquins... Bref, un énorme succès qui accouchera bientôt d'une suite, Kirikou et les bêtes sauvages, regroupant quatre aventures.

Michel Ocelot ne s'attendait pas à retrouver un jour Kirikou : « Mon héros m'a dépassé. La demande était telle que je ne pouvais pas refuser. Mais je me suis bien amusé ! ! » En collaboration avec Bénédicte Galup, il peaufine actuellement les lumineuses images du second épisode, « une promenade dans un jardin avec quelqu'un qu'on aime, qui sera tour à tour jardinier, détective, vendeur, potier, puis grand voyageur... ! ». Sortie prévue le 7 décembre avec, cette fois, des moyens publicitaires et promotionnels dignes d'un Disney.

Si Kirikou a pris vie grâce au talent d'animateur d'un Français, ses racines sont authentiquement africaines. Elles plongent dans la mémoire de son créateur. Michel Ocelot a grandi à Conakry, en Guinée : « L'Afrique est une partie de mon histoire, de mon équilibre et de ma chance. Ecolier, je me sentais noir. Je n'ai que de bons souvenirs, notamment de gens beaux et bienveillants. Je voulais envoyer ce message d'affection au pays de mon enfance. ! » Ocelot s'est inspiré d'un livre de contes populaires d'Afrique occidentale, recueillis en 1912 par un administrateur des colonies français, François-Victor Equilbecq. En outre, toutes les voix du dessin animé ont été enregistrées à Dakar. Et la musique, portée par des instruments traditionnels, a été composée par Youssou N'Dour, le plus célèbre des musiciens sénégalais.

Comme dit Andreya Ouamba, danseur, chorégraphe et conteur installé au Sénégal, « on est aux antipodes de Tintin au Congo ! ! ». Reste à savoir comment ce délicat « message ! » signé Michel Ocelot a été délivré aux Africains. Kirikou n'a pas pu se glisser partout. Sa « carrière ! » est à la mesure des problèmes de diffusion sur le continent. Très peu de salles, cantonnées dans les grandes villes, inabordables pour la majeure partie du public. « Le film n'a pas été assez vu, alors qu'il aurait pu rencontrer un public enthousiaste ! », regrette Awa Sène Sarr, la « voix ! » de Karaba la sorcière. Du coup, son itinéraire emprunte de nombreux détours. Parfois, il bénéficie du combat local que certains mènent pour faire exister le cinéma. A Ouidah, au Bénin, le réalisateur Jean Odoutan, organisateur du festival Quintessence, l'a ainsi projeté aux enfants dans le cadre d'un ciné-goûter : « Ce n'est pas pour rien que les gens, là-bas, m'appellent Kirikou ! ! » sourit-il.

Par ailleurs, l'association Cinéma numérique ambulant (CNA), dont le siège se trouve en France, sillonne trois pays, le Mali, le Niger et le Bénin, avec des DVD. « Les enfants nous accueillent en criant "Kirikou !" même si on passe autre chose ! », explique, un soir de mars, au bout du fil, Martine de Souza, depuis le village béninois de Vovio, où près d'un millier de personnes attendent la diffusion du dessin animé. Dans quelques instants, elle devra s'installer près de l'écran pour traduire en simultané les dialogues en dialecte péda.

Kirikou passe par le tube cathodique (notamment via Canal Horizons, la grande chaîne internationale francophone à péage), crapahute avec un groupe électrogène ou vogue sur la rumeur. « Nous avons offert un jour une télé à la famille de ma femme, qui habite Conakry, se souvient le cinéaste Laurent Chevallier (Djembefola, L'Enfant noir...). Peu après, quand on est repassés, tout le quartier était là, devant l'écran, regardant Kirikou. ! » Le bouche-à-oreille fonctionne à plein, porté, par exemple, par des chanteurs ambulants qui, au Mali, interprètent les chansons du film d'un village à l'autre. En matière de diffusion, par la force des choses, Kirikou revient aussi à ses origines orales.

Andreya Ouamba en a fait l'expérience à Dakar, le jour où on lui a demandé de reprendre Kirikou « live ! » pour un anniversaire. « J'en ai fait ma propre histoire. J'ai supprimé, par exemple, le personnage de la sorcière. C'était passionnant : les gamins me regardaient chanter, danser, faire les voix, en pensant au dessin animé. Les deux univers se superposaient. ! » Une version de plus, parmi celles qui circulent en Afrique de l'Ouest.

Avec son mari, le philosophe Jean-Louis Sagot-Duvauroux, la Malienne Safiatou Sissoko réfléchit aux ascendances de Kirikou, dont la plus célèbre variante se trouve dans un fameux recueil du Malien Amadou Hampâté Bâ, Contes initiatiques peuls. C'est l'histoire de Bâgoumâwel, enfant aux prises avec une sorcière, Njeddo Dewal. « Quand j'étais petite, j'en connaissais une autre version, où le héros était poursuivi par son ennemie. Il se transformait en boue, elle le retrouvait. Il se transformait en poussière, elle le retrouvait encore... La sorcière est une sorte d'ogresse qui mange les âmes, quitte la nuit sa peau humaine pour aller chasser. Au Mali, on l'appelle Subaga. Le terme est d'ailleurs devenu une insulte... ! » Mais le conte original se termine par la mort de la sorcière, enfin châtiée, alors que dans la version d'Ocelot, Kirikou triomphe du mal grâce à un baiser.

En s'appropriant ainsi le récit, le cinéaste prolonge une tradition de contes s'échangeant en famille, à la veillée, « sous l'arbre à palabres ! », comme dit le Camerounais Robert Fopa, président de l'Association internationale Culture sans frontière (AICSF). Un échange créatif où les enfants se « creusaient la tête pour inventer des énigmes et coincer les parents ! », explique Alioune Ifra Ndiaye, jeune réalisateur malien. Il ajoute que « l'étranger de passage était toujours intéressant, parce qu'il venait renouveler la collection d'histoires familiales... ! », et se souvient de ce jeune homme passionné qui narrait les westerns avec tant de verve qu'on préférait le payer, lui, plutôt que le ticket d'entrée.

Le récit comme lien social... Jean-Louis Sagot-Duvauroux explique : « Au Mali, le conte est traditionnellement ponctué d'interventions, d'applaudissements, de chansons. ! » Gautier Labrusse, du cinéma Lux de Caen, l'a constaté lors des tournées théâtrales et cinématographiques qu'il effectue chaque année au Mali avec des lycéens, de villes en villages. Les gens avertissent Kirikou du danger, le félicitent, l'encouragent, l'applaudissent... comme avec un conteur.

Mais Kirikou, à travers son contenu même, suscite d'autres échos. Il tend un miroir à l'Afrique rurale : « Je suis moi-même né sous le bananier, le cordon ombilical sectionné par un roseau !, se souvient Robert Fopa. La sage-femme qui a aidé à l'accouchement participe ensuite à l'éducation de l'enfant. Elle le met à l'épreuve, par exemple, en l'envoyant au crépuscule chercher de l'eau au marigot, dans la forêt obscure. Si l'enfant ramène la calebasse pleine, il a franchi une étape... Kirikou évoque aussi des réalités d'aujourd'hui. ! »

Des réalités multiples, culturelle ou historiques. Pour Jean Odoutan par exemple, Karaba et ses dangereux fétiches se reflètent dans l'environnement vaudou et animiste d'une partie de son pays, le Bénin. Mais cette belle sorcière farouche « évoque aussi les amazones, ces femmes guerrières qui formaient la garde personnelle des rois du Dahomey, aux XVIIIe et XIXe siècles ! ». Et la figure de Kirikou séduit parce qu'elle dégage force et opiniâtreté sous des dehors frêles et menus : « Cette histoire d'héroïsme, de résistance prend une dimension particulière à Ouidah, qui était le plus gros comptoir de la traite des esclaves ! », ajoute Jean Odoutan. Laurent Chevallier cite, lui, la Guinée : « C'est le premier pays à avoir rompu avec de Gaulle en 1958, c'est encore très présent dans les mémoires, et les Guinéens ont un peu trouvé l'écho de cette fierté nationale en Kirikou. ! »

Le petit personnage symboliserait donc la volonté d'aller de l'avant. Son image a d'ailleurs servi, avec la complicité d'Ocelot, au développement d'une coopération entre un lycée professionnel de la région parisienne et le village sénégalais de Guelakh, pour la construction d'une école. L'opération, sous-titrée « Les aventures de Kirikou maçon ! », affiche l'image du bambin, truelle et mortier en main. Dans ce déluge d'éloges, une seule voix discordante. Aida Ndiaye, du studio d'animation sénégalais Pictoon, est agacée : « Cette vision du village africain reste occidentale. C'est mignon, mais il y a un refus de la modernité. Toujours les mêmes histoires de villages... Plus personne ne vit comme ça ! ! »

Le musicien Manu Dibango, qui signe la BO de Kirikou et les bêtes sauvages, trouve quant à lui qu'il faut « dépasser ce genre de débat. Kirikou est un conte, une belle histoire universelle. Si on était en Allemagne, il s'appellerait Till l'espiègle. Un petit gars qui s'en sort toujours mais avec une mentalité d'homme mûr ! ». Le célèbre saxophoniste camerounais insiste justement sur le souci d'authenticité de Michel Ocelot. « Chaque détail doit être exact, des fleurs au cri des oiseaux, et, évidemment à la sonorité des instruments. Il faut rester dans le territoire musical de l'Afrique de l'Ouest. ! » Prochain défi pour le minuscule aventurier : un projet de comédie musicale, avec Jean-Paul Goude en maître d'œuvre, et Manu Dibango aux instruments... Comme dit un proverbe africain, « le soleil n'ignore pas un village parce qu'il est petit ! »

Cécile Mury


Télérama n° 2885 - 30 avril 2005