Cinéma

Festivals
Morceaux de foi au Burkina
A l'occasion du Fespaco, rencontres avec des passionnés qui font vivre le cinéma africain.

Par Michel HENRY
mercredi 09 mars 2005



Ouagadougou envoyé spécial

Deux prix pour Zulu Love Letter, de Ramadan Suleman, et l'Etalon d'or, la récompense suprême, pour Zola Maseko et son Drum, histoire du magazine antiapartheid : le cinéma sud-africain a triomphé, samedi, au Fespaco. «C'est la première fois que ce prix va au Sud du Sahara», s'est félicité Maseko, en le dédiant à son producteur «abattu l'an dernier». A l'issue du Festival panafricain de Ouagadougou, on retiendra cinq itinéraires.

Rosalie sur la piste numérique

Arbitre international de foot, couturière, coiffeuse, Rosalie N'Dah, Béninoise qui pète le feu, fait aussi du cinéma numérique ambulant. Installé au Bénin depuis 2001, au Niger et au Mali, le Cinéma numérique ambulant (CNA ; www.c-n-a.org) diffuse, avec ses véhicules 4 x 4 et sa vidéo numérique, des films africains dans la brousse. Le principe : aller dix fois dans un village. Rosalie, 31 ans, qui parle six langues du Nord-Bénin plus deux du Sud, et le français, traduit et commente pendant les projections. A Ouaga, le CNA a diffusé dans des quartiers. La séance commence par un Buster Keaton, le public est hilare. Puis, avant le film africain, un court métrage, Moussa le taxi, sur le sida. «Les hommes, faut mettre la capote, crie Rosalie, les femmes, faut les obliger!» Un spectateur : «Et la capote pour les femmes, c'est pour quand ?» D'autres fois, c'est un docu sur l'excision, le trafic des enfants... «Au Bénin, dit Rosalie, certains spectateurs n'ont jamais entendu parler du sida ! Sur l'excision, souvent, ça les choque, ils nous demandent de quel droit nous la combattons. Dans mon village, on excise les filles à 20-22 ans. Ils disent: "Si tu ne fais pas l'excision, tu ne seras pas fidèle, pas heureuse, tu ne trouveras pas de mari", tu te fais insulter en public, c'est la honte.»

Les ménages de Zalika

Zalika Souley n'est pas venue au Fespaco. L'actrice nigérienne est désormais «femme de ménage dans un pays étranger», dit Rahmatou Keita, comédienne nigérienne basée à Paris, dans son documentaire Al'leessi (le destin). Années 60 : le cinéma nigérien est pionnier en Afrique. Mustapha Alassane réalise le Retour d'un aventurier, un western noir, pour montrer que «même les Africains peuvent être cow-boys». Les acteurs nigériens prennent des noms américains, Gary Cooper ou Reagan. «On veut être comme des Blancs. C'est toujours eux qui gagnent.» Les cow-boys poursuivent des girafes, mais Gary Cooper ne veut pas embrasser. «C'est pas dans la religion, c'est un truc de Blancs.» Il faut lui apprendre. Zalika Souley s'en charge. Mais, sur le tournage, Cooper se dégonfle : «On pensait que les gens qui s'embrassaient dans les films étaient amoureux pour de vrai.»

Cette confusion entre réalité et fiction s'avère fatale à Zalika. A Niamey, elle subit les insultes : dans les films, elle ose regarder les hommes dans les yeux. «On a dit que j'étais dévergondée.» Son père la mord pour lui «extirper cette passion» du cinéma. En vain. Même si on ne la paye pas souvent, Zalika continue à jouer les rôles de sale fille. «Si elle a trahi, c'est dans les films, pas dans la réalité, tempête son producteur. Elle aime tellement ce métier qu'elle ne sait rien faire d'autre. Or, ce métier n'existe pas.» Le cinéma a fait sa vie, il l'a aussi détruite. Si Zalika, 58 ans, nettoie votre parquet, n'oubliez pas qu'elle est une grande actrice.

La petite entreprise de Boubakar

Boubakar Diallo n'était pas sélectionné. Qu'importe. On l'appelle, il envoie un minibus vert et nous reçoit chez lui, pour une projection dans son salon, où il tourne certaines scènes. A 42 ans, Boubakar fabrique des films à succès en DVcam, avec 30 000 euros de budget. Le directeur de «l'hebdromadaire satirique burkinabé», le Journal du jeudi, également romancier et scénariste, était fatigué d'attendre les subventions. «S'il faut trois à cinq ans pour un financement, on ne va pas rester les bras croisés.» En mai 2004, il crée les Films du dromadaire. Deux mois plus tard sort Traque à Ouaga, 28 000 entrées. Six mois après, Sofia : «On a battu tous les records, 42 000 entrées au Burkina.» Ce n'est pas art et essai, c'est juste du divertissement. Deux semaines de préparation, trois de tournage, cinq de montage : ce système à la nigériane ne va pas sauver le cinéma d'auteur, mais Diallo veut créer «un cinéma africain d'autofinancement». Les subventions restent les bienvenues : on ne va pas se fâcher, Boubakar est un entrepreneur malin. Son épouse produit, le financement est assuré par des entreprises locales «contre une visibilité dans le film». Diallo laisse son téléphone sur vibreur pendant le tournage, «dans l'espoir d'un appel pour de l'argent». Il utilise toujours le même groupe d'acteurs. «On les paye moins que dans les films normaux, mais plus souvent.» Pendant les projections, son équipe se dissémine dans les salles pour voir comment le public réagit. «On en tient compte pour le tournage suivant.» Diallo, qui prépare un troisième long métrage, Dossier brûlant, est un self-made man heureux.

Le secret de Kalala

On a vu Kalala le Tchadien au Fespaco 2003. Quelques mois plus tard, il est mort, à 40 ans, du sida. Il l'avait caché. Kalala était l'ami et producteur de Mahamat-Saleh Haroun. Kalala s'appelait Hissein Djibrine. Il a fait le test puis s'est tu. Etre séropositif, ça veut dire qu'on a «forniqué», rappelle une agente de santé à N'Djamena. Alors, on préfère le cacher. «Y'a des codes d'honneur. Vaut mieux mourir qu'être rejeté», soupire Haroun, Tchadien basé en France, qui lui consacre un docu inédit, Kalala. Pourtant, Kalala se fichait du qu'en dira-t-on. Mais le poids du groupe a été le plus fort. Il a préféré la mort à la honte.

Jean, «sentimental» puissance 5

«Bonjour, je m'appelle Jean Salif Diallo, j'ai 55 ans, je suis père de famille, j'ai cinq épouses, presque 25 gosses.» Ayant exercé les métiers d'orpailleur, puisatier, pêcheur, chauffeur, mécanicien, interprète, photographe et comédien, Jean Salif, tour à tour musulman, catholique, puis à nouveau musulman, se dit «trop sentimental» : «Quand j'aime, je préfère marier que faire la cour.» Donc, il s'est marié. En 1975, 1980, 1985, 1986, 1992... La première épouse lui a demandé de «signer pour la monogamie. Il a refusé, il m'a bien eue.» Agent de l'Etat à la retraite, Jean se voit comme «le président de la maison». Sa première est vice-présidente. Chacune leur tour dans son lit. Parfois, il est «indisposé». «Quand tu es indisposé, tu ne peux pas rendre service à ta femme, tu lui dis. Il y a la fatigue corporelle.»

En revanche, Jean assure pour les besoins matériels. «Je suis un bon berger qui donne sa vie pour ses brebis.» 5 x 5 (cinq femmes fois cinq enfants égale vingt-cinq), l'habile docu inédit du cinéaste sénégalais Moussa Touré ne prend pas position. Ni réquisitoire, ni plaidoyer. Les épouses regrettent : «Toutes les femmes du monde aimeraient être seules avec leur mari», dit l'une. Et les garçons doutent qu'ils feront comme leur père : «25 gosses, ça en fait autant qui ont du mal à assurer leur avenir», dit l'aîné. Et la sixième épouse, Jean, c'est pour quand ? Les cinq épouses veulent croire qu'il n'aura pas les moyens. Lui reste évasif...

 

© Libération